20 mars 1998

Céline et le pot au beurre

bande

Quand Céline Dion ouvre la bouche pour chanter, nous devenons tous les témoins ravis d'une formidable machine à chanter. Elle ne compose pas, elle n'écrit pas. Elle chante.
Elle interprète des chansons composées et écrites pour elle par des auteurs.

Quand j'apprends par le journal Le Soleil (en mars 1998) qu'elle a l'intention de demander une quote-part des redevances versées à ces auteurs, ma tension artérielle fait un bond de 20 points.

Le principe
Le principe des droits d'auteurs est le suivant : on ne peut faire de l'argent en utilisant la création de quelqu'un sans lui verser une juste compensation.

Bien que l'écriture existe depuis plusieurs milliers d'années, il a fallu attendre jusqu'en 1667 pour assister à une première négociation entre auteur et éditeur, quand Milton vendit son Paradis Perdu à son éditeur anglais avec droit de renouvellement de la somme en cas de réédition. La loi française qui reconnaît la propriété littéraire des auteurs date de 1778; la protection internationale du droit d'auteur ne date que de 1886, grâce à la convention de Berne, révisée à Genève en 1952 et à Paris en 1971. Le concept du droit d'auteur est donc un concept moderne.

Arts visuels
Le droit de reproduction (copyright ©) est protégé un peu partout sur la planète. Au Canada, les artistes qui exposent dans des endroits publics ont droit à des compensations, ou cachets, calculés en fonction de la taille de l'organisme diffuseur. Par exemple, les artistes qui exposent à la Galerie des arts visuels de l'Université Laval recoivent 500$. Dans certains musées, la somme dépasse 1000$.

Nul ne peut utiliser ou reproduire pour des fins commerciales l'oeuvre d'un créateur sans son consentement. Il m'est arrivé à deux reprises de découvrir des reproductions de mes dessins dans des périodiques. À chaque fois, les utilisateurs m'ont assuré qu'ils n'avaient jamais eu l'intention de me nuire. Au contraire, selon eux, en me donnant explicitement le crédit de l'oeuvre reproduite, ils avaient même conscience de bien faire. Heureusement qu'ils n'ont pas pensé à m'envoyer une facture. Certains amis artistes prenaient la chose de la même manière : ne te plains pas, ton travail est diffusé, cela te fera connaître etc. En d'autres mots, j'aurais dû me réjouir du fait qu'on abuse de mes droits. Et je n'aurais pas dû me chagriner quand mon employeur, (l'Université Laval qui enseigne le droit d'auteur) me menaça de ne plus jamais reproduire mes œuvres dans les pages de son hebdomadaire qui avait par deux fois utilisé une de mes images sans m'avertir. On me menaçait de ne plus jamais me voler.

Non Jeff, t'es pas tout seul
Les célèbres procès de Jeff Koons, aux États-Unis, démontrent également que nul ne peut davantage emprunter, s'approprier ou s'inspirer de l'oeuvre d'autrui sans encourir des poursuites pour violation du copyright.

En bref : Jeff Koons admit au juge qu'il avait utilisé une photo-carte de souhait d'un photographe californien comme modèle pour sa sculpture grandeur nature intitulée String of Puppies (1988). La photographie de Art Rogers montrait un homme et une femme tenant une brassée de huit bébés bergers allemands.

Poursuivi par le photographe, Koons invoqua devant la cour que son appropriation était honnête puisqu'elle était une parodie et qu'elle manifestait une critique sociale légitime. Comme l'explique Martha Buskirk dans son article Appropriation Under the Gun paru dans le numéro de juin 1992 de la revue Art in America : dans la pensée postmoderne, l'appropriation d'images provenant des mass media constitue le pivot central d'une stratégie de recontextualisation critique de l'objet. Une image connue replacée dans un nouveau contexte force, pour ainsi dire, le spectateur à reconsidérer les effets de sens et l'aide à comprendre que toute signification est, en fait, construction.

Malheureusement pour Koons, il n'existe pas de tribunal postmoderne et le juge conclut que cette appropriation était purement et simplement du vol. La Cour d'appel jugea de même et la Cour suprême des États-Unis refusa de revoir la décision de la cour d'appel.

Fin de l'événement, à cela près que Jeff Koons et la Galerie Sonnabend furent comdamnés à restituer à l'auteur le corps du délit dans les vingt jours. Ils durent s'engager également à ne pas fabriquer, vendre, prêter ou exposer aucune oeuvre dérivée de la photo de Art Rogers.

Madonna
Madonna dut régler hors cour un différend avec les héritiers de Tamara de Lempicka, décédée en 1980, dont elle a utilisé sans autorisation une oeuvre (qu'elle possède par ailleurs) dans son clip Open Your Heart. La poitrine d'Andromède dans le tableau (1927-28) reproduit pour les fins du vidéo-clip était apparemment remplacée par des lumières brillantes. Or, le U.S. Copyright Reform Act (1990) accorde aux artistes et à leur succession le droit de poursuivre en dommages pour usage abusif ou mutilation de leur oeuvre.

Céline, postmoderne?
Je ne pense pas que Céline Dion se considère comme postmoderne. Invoquant, selon Le Soleil, qu'elle travaille très fort, qu'elle a une grosse équipe, qu'elle monte de gros spectacles, elle estime qu'elle est en droit de recevoir des droits d'auteurs. Le pire, dans cette histoire, c'est qu'elle va probablement réussir. Tant qu'il y aura un gâteau à partager, il y aura des négociations pour savoir qui aura la plus grande part. Et je suppose que vous connaissez comme moi pas mal de gens préférant accepter 10% d'un million plutôt que 100% d'un dollar.

Jeff Koons offensa la cour en laissant entendre que sa renommée dans le monde des arts contemporains rendait son appropriation inattaquable car elle avait pour effet de conférer une valeur ajoutée à l'oeuvre piratée. Céline ne pirate pas, elle interprète magnifiquement des chansons dont une seule, sur un de ses disques, peut faire de son auteur un millionnaire.

La question est de savoir si on est prêt à se battre ou a négocier.

© Richard Ste-Marie
Mars 1998

  Site officiel de Céline Dion