Janvier 2025
Regardez des deux côtés

Au coin des rues du centre de Londres, on a peint sur le pavé, en grandes lettres blanches : « Regardez aussi de l’autre côté. »
La première fois que j’ai vu cette inscription, j’ai souri à l’idée qu’on me prenait pour un enfant. À l’intersection suivante, j’ai traversé la rue, ou plutôt j’ai tenté de traverser la rue, car j’ai été instantanément secoué par le souffle d’un spectre ayant vaguement la silhouette d’un taxi qui est passé à quelques millimètres de mon nez en hurlant. Je me suis retourné, ébranlé, vers le trottoir où étaient demeurées ma blonde et mes deux filles épouvantées, encadrées par une centaine de touristes japonais au regard réprobateur. Même averti, je n’avais rien vu venir.
J’ai alors conclu que, sans doute, les automobilistes londoniens avaient fait peindre cet avertissement parce qu’ils en avaient assez de jouer au billard avec des piétons étrangers qui n’ont pas dans leur code génétique le réflexe naturel — de ceux qui conduisent à gauche — de regarder à droite avant de traverser la rue.
À Milan, une autre fois, on se promenait, ma blonde et moi, encore sous le charme de notre visite d’un cimetière merveilleux où étaient enterrées des personnes très célèbres dont j’ai oublié les noms. Et pour cause.
En sortant du cimetière, voyant que le trottoir était achalandé par d’innombrables touristes japonais déambulant en troupeau à la vitesse des escargots, nous avons décidé de marcher carrément dans la rue, main dans la main.
J’entendais bien un ding ! ding ! ding ! provenant vaguement de derrière moi ; ding !ding ! ding ! auquel je n’ai pas porté plus d’attention qu’il n’en fallait. Mais le ding ! ding ! ding ! est devenu plus insistant. Et féroce : DING !DING ! DING ! DING ! DING ! DING ! DING ! Puis, j’ai senti encore une fois le souffle de la mort, cette fois sur les poils de ma nuque. Je me suis retourné brusquement pour voir se précipiter vers nous un mur d’acier et de verre piloté par un conducteur complètement ahuri essayant désespérément de s’immobiliser. J’ai juste eu le temps de me jeter hors des rails en entraînant ma blonde avec moi. Le tramway grinçant, puisqu’il s’agissait bien de cela, a continué son chemin sur quelques mètres, après avoir heurté au passage mon étui de caméra qui pendouillait à mon épaule au bout de sa courroie.
Que voulez-vous, ding ! ding ! ça ne signifie rien pour moi. Pout ! pout ! je ne dis pas. Beep ! beep !passe encore, mais ding ! ding ?Non. Je veux bien faire attention, encore faut-il que je sache à quoi.
Combien d’autres fois me suis-je fait prendre « les culottes à terre », comme on dit, par des événements que je n’avais pas vus venir ? Je n’en sais rien.
Plusieurs.
Où je veux en venir avec ces histoires de taxi londonien et de tramway milanais ? À ceci : le malheur frappe toujours du côté qu’on n’a pas prévu. Comme le dit si bien Gaétan Soucy dans son livre La petite fille qui aimait trop les allumettes : « le malheur arrive toujours à n’importe qui, c’est une loi de l’Univers. »
Même à moi.
Je ne peux oublier un cas que j’ai souvent raconté : comment, entre l’âge de dix-neuf et vingt-quatre ans, j’ai perdu mon père, ma mère et mon premier fils. Ces épreuves m’ont laissé abasourdi. La mort de mon fils à l’âge de six mois reste l’événement le plus douloureux.
Je possédais à l’époque une Ford Cortina, ma première voiture, achetée neuve, encore sous garantie. Or, c’était un véritable citron. Je pense qu’il n’y a pas un seul morceau de la mécanique qui n’ait été changé au cours de la première année. Le temps passé au garage pour faire honorer la garantie équivalait sans doute à un beau voyage de plusieurs milliers de kilomètres. La carrosserie donnait aussi des problèmes, de même que la plupart des accessoires. Le bouton des essuie-glaces en particulier. Il s’était cassé huit fois, et je devais garder en permanence une paire de pinces dans le coffre à gants pour actionner le petit moignon qui restait. Le chef du département des pièces du concessionnaire ne me croyait tout simplement plus et le directeur du service, un être extrêmement dur en affaires, me soupçonnait ouvertement de bousiller ma voiture volontairement. Pourtant, de peur que tout ne se défasse en morceaux, je manipulais les accessoires avec d’extrêmes précautions.
Un lundi, au dernier jour de la garantie, je me suis rendu au garage avec une longue liste de récriminations, dont le fameux bouton des essuie-glaces. C’était ma dernière chance, et j’étais bien décidé à gagner mon point et à faire honorer cette garantie jusqu’au bout.
Arrivé au garage à huit heures du matin, je suis reparti vers dix-sept heures, irrité, mais pas peu fier d’avoir obtenu gain de cause sur tous les points, avec une bagnole en ordre, du moins pour les prochaines heures, après m’être bravement défendu contre ces commerçants de mauvaise foi et irresponsables qui vous vendent n’importe quoi. Comme dirait Robert Blondin, le guerrier pour qui je me prenais revenait au château ayant remporté une victoire totale sur l’ennemi.
Encore agacé par cette journée, j’arrive chez ma sœur pour prendre mon fils qu’elle garde amoureusement. Elle m’apprend qu’il est malade. Sa condition, jusque-là mauvaise, mais sans aucune raison de s’inquiéter, s’est rapidement détériorée dans les minutes précédentes. En direction de l’hôpital, je passe prendre ma femme à son travail et nous amenons notre fils à l’urgence. Il meurt une heure plus tard.(1)
Je me suis longtemps reproché cette journée. Pauvre imbécile, j’avais gaspillé un temps précieux à négocier avec des idiots incapables en donnant une importance démesurée à un tas de ferraille alors que se préparait un drame dans mon dos. Comment aurais-je pu savoir que cette dernière journée de garantie était aussi la dernière de la vie de mon fils ? Et qu’aurais-je fait si j’avais su ? Allez savoir ! Il est inutile de dire « on ne m’y reprendra plus. » On se fait toujours avoir, car il faut vivre, et il n’y a pas souvent, dans la vie, d’équivalent de « regardez aussi de l’autre côté. »
Il ne servirait à rien de harceler d’heure en heure ma blonde pour m’assurer qu’elle va bien ; de m’informer cinq fois par jour de la santé et du bonheur de mes enfants, de mes petits-enfants, de tous mes amis et de tous ceux que j’aime, de peur que quelque chose ne m’échappe. J’en serais bien incapable d’ailleurs, même en y passant la journée. Aurais-je fini d’appeler tous ceux qui se trouvent dans mon carnet d’adresses que le premier de la liste m’appellerait pour m’annoncer une mauvaise nouvelle.
Même triplement averti, j’ai continué à faire ce que j’avais à faire, bien que, après la mort de mon père, de ma mère et de mon fils, les choses et les idées m’ont paru secondaires. Et me voici en train d’écrire. Qui sait, avant que j’aie terminé cette page, le téléphone se mettra peut-être à sonner.
1. C’était en 1970. Il est mort d’une occlusion intestinale. Aujourd’hui, on aurait décelé le problème rapidement et il n’en serait pas décédé.
Richard Ste-Marie
23 janvier 2025
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